Philosophie : Centenaire d’Alassane Ndaw, le fondateur de l’herméneutique dans la philosophie africaine moderne

Ce 14 octobre 2022 marque le centenaire de la naissance du professeur Alassane Ndaw qui est peut-être le fondateur de l’herméneutique dans la philosophie africaine moderne. Né à Saint-Louis le 14 octobre 1922, Alassane Ndaw est décédé le 7 octobre 2013 à Dakar. Il a été doyen de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université de Dakar de 1976 à 1982.

Quelques mois avant le décès d’Alassane Ndaw, la Société sénégalaise de philosophie (SOSEPHI) avait organisé, en janvier 2013, une journée d’hommage aux pionniers, dont il faisait partie. Ndaw, vu par de nombreux spécialistes de la discipline comme un mentor, a commencé à enseigner au Bénin où il a rencontré Paulin Hountondji, que Souleymane Bachir Diagne appelle « l’autre penseur africain ». Il était membre du comité directeur de l’Institut mondial de la philosophie. Il a été le premier Sénégalais doyen de la Faculté des Lettres de l’Université de Dakar.

Du professeur Alassane Ndaw, Diagne avait dit qu’il était « très attentif aux jeunes », une attention qui l’a poussé à créer le département de philosophie de l’Université de Dakar. Pour la communauté philosophique sénégalaise, Alassane Ndaw était, pour cette raison, « le premier de tous », le « doyen des doyens ». Dans les années 1960, il a exprimé la possibilité d’un propos philosophique en Afrique.

« Philosopher en Afrique, c’est comprendre que nul n’a le monopole de la philosophie » avait coutume de dire celui qui est reconnu pour avoir inauguré l’enseignement de la philosophie en Afrique francophone. Cette possibilité, Ndaw en avait posé les bases dans son ouvrage majeur intitulé La pensée africaine (Nouvelles Editions Africaines, 1980 ; Nouvelles Editions Africaines du Sénégal, 1997) – à l’origine une thèse de doctorat d’Etat présentée à la Sorbonne – qui a largement contribué à forger son autorité intellectuelle.

« Détruire le mythe d’une pensée entièrement mystique chez les Africains »

« Les données de la tradition africaine constituent-elles ou peuvent-elles constituer un discours philosophique comparable aux systèmes occidentaux ou représentent-elles des formes d’expression autonomes, originales, spécifiques ? » C’est la question à laquelle Alassane Ndaw a tenté d’apporter une réponse, relevant d’emblée dans l’introduction du livre préfacé par Léopold Sédar Senghor, que « la réflexion philosophique africaine, qui ne sera pas seulement restitution, ni répétition d’une tradition figée, mais création à partir d’un fondement authentique, devra permettre de titrer de cette réflexion spéculative, les déterminants culturels d’un moi africain qui s’assumera entièrement. »

« Une de nos tâches consistera, en prenant en considération tous les faits sous tous leurs aspects et en essayant d’en donner une interprétation correcte, à détruire le mythe d’une pensée entièrement mystique chez les Africains et à montrer que, quel que soit le degré de développement auquel se trouve la pensée de l’homme, elle a, à sa base, un caractère logique, étant donné qu’elle a plus ou moins fidèlement reflété les liens des objets et des phénomènes du monde objectif et qu’elle a été la prémisse indispensable de l’activité de l’homme cherchant à atteindre un but déterminé », écrit le philosophe.

Cette proposition, relève-t-il, implique « le rejet absolu d’un système autre de pensée, tenu pour ridicule et absurde ». « Une telle réaction nous semble superficielle ; elle a déjà retardé l’étude des trésors de la pensée africaine et elle serait également hostile à toute évaluation des concepts spécifiquement africains », ajoute Alassane Ndaw.

Dans l’introduction de ‘’La pensée africaine’’, Ndaw estime que « l’homme contemporain doit tenter de se situer au point de rencontre des grandes formes de la pensée humaine à découvrir, du même coup, la relativité du mode de pensée privilégiée par les Occidentaux et la vanité des prétentions de supériorité, toujours sous-jacentes dans le dialogue que l’Occident entretient avec les autres cultures ». Entre autres chapitres du livre, il y a « les forces du savoir », « le savoir du monde », « le savoir de l’homme », « le savoir de la société », « le savoir de Dieu », « l’ontologie négro-africaine ».

Un « programme de réalisation de soi »

Au delà des mythes et de la tradition, penser l’Afrique maintenant

Son ouvrage Penser l’Afrique noire (L’Harmattan-Sénégal, août 2019, 292 pages) peut être lu à la fois comme un hommage à un « grand maître de la pensée africaine » à travers un exposé de ses textes inédits ou déjà publiés sur des thèmes aussi importants que l’éducation africaine, l’intellectuel africain et le pouvoir, les fondements culturels de l’Etat africain, la conscience esthétique négro-africaine… Ces textes sont présentés, annotés et remis en contexte par Djibril Samb, éminent historien de la philosophie s’il en est.

Dans la préface au livre, dont il dit que c’est l’accomplissement d’une mission « au service de l’un de (ses) maîtres de Dakar », Djibril Samb dit apercevoir à l’œuvre, « comme par touches successives d’une main délicate, à travers chacun des textes qu’il nous propose, la construction d’un programme de réalisation de soi, c’est-à-dire d’édification d’une personnalité culturelle apte à relever, dans la voie d’une synthèse originale, les défis des temps présents. »

Le philosophe sénégalais développe aussi une réflexion sur ‘’la négritude de la contestation au dialogue des cultures’’, ‘’Senghor et la philosophie africaine’’, ‘’le socialisme spiritualiste de Senghor’’, ‘’la philosophie africaine et ses interrogations à l’orée du 3è millénaire’’ (titre de l’épilogue). Il évoque son itinéraire ‘’de l’école William Ponty à l’université de Dakar’’…

Dans sa posture et sa manière d’interpréter et d’analyser les sujets qu’il aborde, « Alassane Ndaw tourne le dos à deux tentations opposées : l’une cède à l’appel du modernisme intégral, qui renie entièrement le passé africain au profit d’un mode de vie et de penser occidental, tandis que l’autre prône le retour à une forme d’intégrisme africain induisant une rupture radicale avec la culture occidentale », écrit encore Djibril Samb 

Dans le texte intitulé ‘’L’intellectuel africain et le pouvoir’’, le philosophe débute par des questions qu’il juge « naïves », chacun se faisant « plus ou moins confusément une représentation allant de soi de ces concepts » : qu’est-ce que le pouvoir ? Qu’entend-on par intellectuel ? « Le travail de l’intellectuel qui est de produire des connaissances, de mettre en forme les idées, le met nécessairement en contact avec le pouvoir », signale-t-il, précisant qu’il (l’intellectuel) est « interpellé par l’urgence d’une situation historique à laquelle il lui faut répondre sans délai. » 

« Programme herméneutique »

Alassane Ndaw aborde par ailleurs la question de ‘’la conscience esthétique négro-africaine’’, relevant que le développement de celle-ci est « lié à la mise en évidence de la spécificité de la fonction esthétique, à la recherche, par-delà les significations utilitaires, sociales ou religieuses, de ce qui fait que l’objet est beau en lui-même, de ce qui fait que le Négro-Africain a une conscience de ce beau en dehors de l’idéologie ou de la théorie de son ethnie. » 

Pour Djibril Samb, « aussi bien (…) la philosophie d’Alassane Ndaw n’est pas un dogme que l’on pourrait tenir, suivant une métaphore de Platon appliquée au livre, pour bavard tant qu’il n’est pas interrogé et qui réfugierait dans le silence à la moindre question, mais un programme – et elle réside tout entière dans ce programme herméneutique.»

« Ce programme est d’abord un projet de dialogue entre deux traditions, que tout semble opposer, l’africaine et l’occidentale, mais qui n’en doivent pas moins entreprendre une vivante synthèse, fût-ce au prix d’une fraternelle confrontation, sur le chemin, toujours ambigu, de l’universalisation de l’humain. Penser l’Afrique noire montre l’esprit dans lequel cette synthèse fécondante peut être effectuée », définit Samb.

Source : Aboubacar Demba Cissokho, https://twitter.com/Bouba74/status/1580887104048885760?ref_src=twsrc%5Etfw

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